Rencontre avec Anna-Alexandra Pfau, directrice de la Fondation JULIA STOSCHEK, organisation artistique et culturelle à but non lucratif, qui évoque l’exposition WORLDBUILDING, autour des jeux vidéo et l’art à l’ère digitale, qui aura lieu au Centre Pompidou Metz, du 10 juin 2023 au 15 janvier 2024.
WE MADE : Anna, quel fut votre parcours avant de rejoindre la fondation Julia Stoschek et quel poste occupez-vous actuellement ?
Anna-Alexandra Pfau : J’ai étudié l’histoire de l’art à l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf et ai obtenu un certificat d’études supérieures en études muséales à Sydney. Je travaille avec la Fondation Julia Stoschek depuis 2008, j’y ai débuté en tant que stagiaire, et au fil des années, j’ai travaillé sur divers projets dans différents secteurs. Depuis 2019, je suis à la tête de la Fondation.
Anna Pfau
©Sirin Simsek
“En 2021, 2,8 milliards de personnes - environ un tiers de la population mondiale - jouent aux jeux vidéo. Les jeux vidéo sont, au 21ème siècle, ce qu’étaient les films au 20ème siècle et les romans au 19ème siècle : ils constituent le plus grand phénomène de masse de notre époque et une forme culturelle indépendante.” Anna-Alexandra Pfau, directrice de JSF DÜSSELDORF & COLLECTION.
WE MADE : Comment avez-vous travaillé avec le Centre Pompidou Metz pour l'exposition WORLDBUILDING ?
Anna-Alexandra Pfau : La première de l’exposition collective WORLDBUILDING a eu lieu en juin 2022 à JSF Düsseldorf. L'événement s’intéresse aux relations entre le monde des jeux vidéo et les arts médiatiques. On pouvait y découvrir comment les artistes interagissent avec le monde du jeu vidéo depuis le début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, et comment ils influencent la production artistique. L’exposition, qui a été soigneusement sélectionnée par Hans Ulrich Obrist, prend la forme d’une enquête sous diverses formes. Hans Ulrich Obrist déclarait à ce propos :« WORLDBUILDING est une exposition tout ce qu’il y a de plus moderne. Comme de nombreux jeux, l’exposition débute avec une sorte de version test, et suivants les retours, nos recherches - qui comprennent des visites de studios artistiques sur tous les continents – cette version se bonifie et change pour se transformer en une version améliorée et élargie ». Le Centre Pompidou Metz va présenter un autre chapitre de ce projet (à nouveau), une version bêta pour ainsi dire, qui se concentre davantage sur les artistes français. Le Centre Pompidou est le premier lieu où s’arrêtera l’exposition. Nous sommes impatients de voir comment cela va se mettre en place. L’échange avec l’équipe de Metz a été incroyable jusqu’à présent.
Ian Cheng, BOB (Bag of Beliefs), 2018–2019, forme de vie artificielle, durée infinie, couleur, son, dimensions variables. Vue de l’installation, WORLDBUILDING, JSF Düsseldorf.
Photo: Alwin Lay.
WE MADE : Anna, selon vous, pourquoi les artistes trouvent-ils pertinent d'utiliser des codes inspirés de visuels des jeux vidéo dans leurs œuvres d'art ?
Anna-Alexandra Pfau : Les jeux vidéo représentent l’un des plus importants phénomènes de masse de notre époque. Bien que pendant longtemps ce média ait connu une existence marginale, il a aujourd’hui imprégné toutes les sphères sociales. Nombreux sont ceux qui passent des heures chaque jour dans un monde parallèle et vivent une multitude de vies différentes. Les artistes ont toujours montré un grand intérêt pour les nouvelles technologies, donc je ne suis pas surprise de les voir créer de plus en plus d'œuvres d'art basées sur la technologie des jeux vidéo et autres technologies similaires. Ce secteur offre l’opportunité de créer de nouveaux mondes immersifs et virtuels et d’interagir de manière beaucoup plus directe avec le public. Bien plus qu'une œuvre d'art "traditionnelle" de musée ne pourrait jamais le faire.
WE MADE : En tant qu'experte en matière d’art et de jeu, pensez-vous que les jeux vidéo représentent un nouveau moyen pour les artistes de toucher une génération qui s'intéresse moins à l'art ?
Anna-Alexandra Pfau : Les œuvres traitent de différents sujets d’ordre socio-politiques, qui parlent à chaque génération. Il y a par exemple, des vidéos qui parlent de “jeux sérieux” comme la vidéo d’Harun Farocki décrivant les formations militaires avec des jeux vidéo en tant que support. Sur place, figurent également des installations de grande envergure basées sur l’univers du jeu, elles sont signées par de jeunes artistes tels que Danielle Brathwaite-Shirley, Keiken, LuYang ou The Institute of Queer Ecology, qui aborde les thématiques queer avec un œil critique. Y sont également traitées les questions de genre ou de construction identitaire sur fond de visions utopiques et de mondes futuristes. Un art qui a du sens n'a pas besoin d'artifice pour être attrayant.
LaTurbo Avedon, Permanent Sunset, 2020–en cours, vidéo, 6′13″, couleur, son. Vidéo fixe. Avec la courtoisie de l’artiste.
WE MADE : L'IA est désormais capable de créer une œuvre d'art, mais peut-on vraiment parler d'art puisqu'elle est dénuée de sens ?
Anna-Alexandra Pfau : Aujourd'hui, l'Intelligence artificielle est utilisée par de nombreux artistes comme outil technique important pour créer des œuvres d'art impactantes. Dans l’exposition, nous présentons BOB (Bag of Beliefs) (2018–2019), une forme de vie artificielle créée par Ian Cheng.
Cheng a utilisé l'IA et les moteurs de jeux informatiques pour créer BOB, un animal couleur rouge feu, à tête d'hydre et ressemblant à un cactus. Grâce à une application et à un sanctuaire personnalisé, les visiteurs peuvent interagir avec BOB. Ils peuvent le nourrir avec des fruits, et BOB réagit à ces stimuli - il heurte des objets, se sent frustré, s'ennuie...
BOB est un logiciel, une forme de vie sous forme d’intelligence artificielle simulée en temps réel, exposée dans un musée comme un animal de zoo du XXI -ème siècle.
WE MADE : Les jeux vidéo font partie des arts médiatiques, mais cette forme d'art n’est pas réellement mise en valeur, comme cela peut-il s’expliquer ?
Anna-Alexandra Pfau : Il est logique de faire la distinction entre les jeux vidéo commerciaux et les jeux vidéo conçus et pensés pour une pratique artistique, ces derniers étant ceux présentés au sein de l’exposition WORLDBUILDING.
Les jeux vidéo destinés au commerce font depuis longtemps partie des collections des musées, par exemple, les musées consacrés aux jeux vidéo ou le MoMA, qui a commencé à sélectionner des jeux en 2012 dans le cadre de son pôle de création. De nombreuses œuvres provenant d'une première génération d'artistes explorant l’univers du jeu vidéo, telles que JODI, Rebecca Allen, Suzanne Treister et Cory Arcangle, dont le travail est également à l’honneur dans notre exposition, font partie intégrante de collections institutionnelles dans le monde entier.
Alors qu'une jeune génération d'artistes présente un intérêt grandissant pour tout ce qui touche aux supports liés au monde vidéo ludique, l'intérêt des musées va également croître. Je suis convaincue que l'art du jeu vidéo sera indispensable aux collections des musées dans dix ans.
Lawrence Lek, Nepenthe Zone, 2022, jeu vidéo open world, durée infinie, couleur, son. Vue de l’installation, WORLDBUILDING, JSF Düsseldorf. Photo: Alwin Lay, Cologne.
WE MADE : Avant de devenir des références en matière d'art, le roman et le cinéma étaient considérés comme des arts mineurs, pensez-vous que les jeux vidéo pourraient suivre le même chemin ?
Anna-Alexandra Pfau : En 2021, 2,8 milliards de personnes, soit près d'un tiers de la population mondiale, ont joué à des jeux vidéo.
Les jeux vidéo sont au XXIe siècle ce que les films étaient au XXe siècle et les romans au XIXe siècle : ils constituent le plus grand phénomène de masse de notre époque et une forme de culture indépendante.
WE MADE : La France est connue pour son expertise en matière de jeux vidéo, était-ce une raison pour vous de collaborer avec un musée français pour l'exposition WORLDBUILDING ?
Anna-Alexandra Pfau : Notre objectif est de rendre l'exposition accessible au plus grand nombre, dans le plus de pays possible et ainsi faire en sorte qu’ils se passionnent pour cette nouvelle forme d'art. En outre, le fait de faire voyager l'exposition nous donne l'occasion d'étendre notre démarche de recherche dans ces pays.
Nous sommes donc d'autant plus heureux d'avoir fait du Centre Pompidou Metz le premier lieu de passage de notre tournée. Avec son excellent programme d'expositions et son architecture exceptionnelle signée Shigeru Ban et Jean de Gastines, le musée est l'un des plus prestigieux de France.
Keiken, PLAYER OF COSMIC REALMS, 2022, installation interactive, durée infinie, couleur, son, dimensions variables. Composé de : Keiken, The Life Game, 2021, jeu multi-écrans, durée infinie, couleur, son ; Keiken, Bet(a) Bodies, 2021–2022, utérus haptique portable, audio digital, 9′12″, son, silicone, lumière LED, mini ordinateur, haptiques, ampli. Vue de l’installation, WORLDBUILDING, JSF Düsseldorf. Photo: Alwin Lay, Cologne.
Propos recueillis par Elise Carfantan et Maximilien Kletzen, traduction William Gomis.
Pour en savoir plus :
JULIA STOSCHEK FOUNDATION
Exposition WORLDBUILDING au Centre Pompidou Metz, du 10 juin 2023 au 15 janvier 2024.
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